Recherche de l'interstice

En sortant de l'atelier il y a quelques années, j'ai réfuté la position romantique de l'artiste qui, se tenant à la marge de la société, parle depuis cet endroit, témoigne de sa vision, de son regard sur ce monde dont il fait à peine partie. En travaillant au dehors, chaque projet m'amène à redéfinir là où il m'est important d'être. Il ne s'agit plus de se tenir en dehors du monde mais au dehors de soi, à un endroit qui, se trouvant au centre, au coeur des choses, permet de travailler dans l'interstice, à un endroit qui serait un lieu autrement, un endroit où, n'apparaissant pas en tant qu'artiste, se crée une espèce de vide, un endroit parfaitement neutre, parfaitement libre et parfaitement vide. Là, dans ce no man's land sans référence, peuvent se nouer des liens, des relations, de simples rencontres, en dehors des conventions de la société. Il s'agit bien là d'une place centrale où il est possible de travailler les interstices qui relient tous les possibles offerts par une situation, par un territoire, ses habitants, par un moment donné de l'histoire. Dès lors, de nouveaux postulats et de nouveaux messages peuvent apparaître qui ne s'adressent pas simplement à l'intellect, pas simplement aux sensations et pas simplement aux émotions. Quelque chose qui serait de l'ordre de la mise en acte, de la mise en action d'éléments de relation oubliés, négligés au sein de la société et qui, réapparaissant, ré-émergeant au grand jour, seraient autant de questionnements sur notre façon de vivre, sur notre façon d'être en lien avec l'autre et sur la question cruciale qui devrait animer chaque instant de notre existence : de quel monde voulons-nous ?
En interrogeant les passages qui permettent de changer l'endroit depuis lequel nous agissons, l'artiste ne donne pas de réponse ; il met en place des actes, des actions qui, ne partant pas des mêmes principes, n'ont pas, à l'évidence, les mêmes résultats.

Octobre 2015



Cheminement I

Pour définir mon travail, je préfère employer le terme d’installations naturelles plutôt que Land Art, mettant l’accent sur une recherche qui refuse une mise en avant de l’artiste. Si l’art - création humaine par excellence – a parfois voulu imposer une vision de l’homme dominant la nature, ma démarche serait plutôt une tentative de la dévoiler, d’aller à sa rencontre, de faciliter ou d’impulser le déploiement de cette part de nous-même si bien enfouie sous un fatras de certitudes et de technologies. Il s’agirait alors, pour l’artiste comme pour ceux qui découvrent son œuvre, de laisser ré-émerger, revenir à la surface, notre totale appartenance à cette nature, ou, comme le dit si bien Pierre Zaoui « d’accepter d’une part de ne pas être premier, de ne pas être au centre ni à l’origine, et d’autre part de soutenir ce qui est, de se mettre au service non de soi – baudruche, chimère ou mensonge – ni de l’Autre – tyran ou fantasme – mais de chaque chose, chaque être, chaque instant. »1
Dans mon travail, les installations naturelles doivent être en relation directe avec la nature, le paysage, l’environnement mais aussi l’histoire et ses habitants ; il ne s’agit pas de plaquer ou de créer ex nihilo mais de travailler en harmonie avec l’esprit des lieux. Pour cela, à chaque création, le cahier des charges est au départ le même : l'utilisation de matériaux naturels disponibles sur place et la recherche d'un lien avec ceux qui bien avant moi ont travaillé cette terre. L'immersion dans le lieu est donc cruciale et la création ne peut réellement débuté que lorsque tous les éléments sont en relation. Cependant, le travail préparatoire permet une direction, une réflexion autour des formes, des matériaux et des liens qui s'établiront sur place.

Mars 2014

1 - Pierre Zaoui, La Discrétion, ou l'art de disparaître. Editions Autrement, 2013



Cartographie du signe, II.
trace

Chemins dissimulés aux yeux de qui serait tenté de regarder, tout en sachant que cela ne nous sera pas donné ; chemins montrés comme à l'envers, en négatif à ceux qui croient pouvoir faire face, hoquetant d'un rire impuissant, faussement indifférents ; ces traces-là nous donnent à entendre quelque chose de l'éphémère, quelque chose de notre disparition quand, pour nous défendre contre cette évidence, nous infligeons nos marques et nos destructions, visiblement, ostensiblement à tout ce qui nous semble matière réelle. Rien à y redire. L'homme peut être la caricature de lui-même. Sûrement, il existe une cartographie tout autre, discrète et invisible, quelque chose qui peut s'apparenter à un réseau de présomptions quant à notre faible réalité. Quelque chose que l'on cherche timidement comme la preuve mouvante de notre humanité. Mais où, mais comment ? Il ne faut jurer de rien. Ces traces-là sont invisibles, inaudibles, répercutées depuis si loin que seul un écho affaibli nous parvient, la plupart du temps impossible à reconnaître ; la seule façon de déceler leur présence est de faire silence, de se laisser envahir sans crainte ; traces de vent qui nous traversent et nous redressent, chants religieux de mots qui ne disent que le vide de nos corps et signes de poussière sur nos visages, c'est notre seule façon d'en appeler à ce qui nous fait vivre, la seule façon de saisir la matière. Nous laisser vider de toute substance, ne laisser aucun signe, aucune trace, alléger le corps jusqu'à l'envol, jusqu'à pouvoir un jour lire d'un œil clair le sillage de l'oiseau dans le ciel. S'agirait-il pour nous de tracer des chemins dans la brume...


juin 2012



Cartographie du signe, III.
errance

Mais que faire de ce qui sous nos yeux se met à exister, s'inscrit dans une continuité qui n'est pas la nôtre, que faire de ce qui traverse par là où ne se lève aucune barrière, et nous dépasse, et nous submerge jusqu'à nous faire ouvrir des yeux effarés face à un territoire qui ne nous appartient pas. Notre errance est sans forme et sans limite ; voilà une liberté qui souvent nous effraie. Il existerait deux sortes d'artistes : ceux qui patiemment espèrent une trouée au cœur de la brume, un dévoilement aussi soudain qu'incompréhensible, ceux que ne perturbe pas cette immobilité ni ce silence obscur ; ceux-là n'hésitent pas à s'exiler en terre inconnue, là où la langue parlée n'est pas la leur, là où il faudra se contenter de balbutiements et d'errances approximatives, là où, n'allant nulle part, il est impossible de se perdre  ; et, à l'inverse, ceux qui de toutes leurs forces veulent imprimer une marque au fer rouge sur une carte, signe indubitable de leur existence réelle, signe de reconnaissance, poteau indicateur visible de très loin, balisage empêchant toute disparition. Ces territoires semblent s’annihiler l'un l'autre, au mieux s'ignorer en se tournant le dos. Au fond, cette brèche apparente n'est peut-être qu'un minuscule escarpement masquant un paysage grandiose. Affaire d'errance ou de posture dans l'errance...


juin 2012


Cartographie du signe, IV.
être au monde

Il s'agit avant tout d'une façon d'être au monde... De ne pas dissocier, de ne pas séparer. Le travail de l'artiste n'est rien d'autre que cela : être au monde ; quoiqu'il fasse, à chaque respiration. Il ne s'agit certainement pas de sainteté ou de dogme à respecter. C'est plus simple que cela. Il s'agit d'un engagement qui ne peut être que radical. C'est porter une attention constante à ce qui fait l’œuvre, la transforme, ce qui la dénature ou l'anéantit ; il s'agit bien d'un combat, d'une confrontation perpétuelle à ce qui freine l'ouverture, ce qui verrouille le non-empêchement ou ce qui écarte de la disponibilité totale ; il s'agit bien d'un désir constant de préserver cette façon d'être au monde, être dans toutes ses dimensions, corporelle, psychique, intellectuelle mais aussi spirituelle, d'habiter ce monde dans toute son ampleur, sa complexité, son incohérence parfois ; mais être au monde comme on se donne à, sans retenue, sans restriction, sans crainte, dans une confiance absolue. Voilà le travail incessant de l'artiste qui toujours doit débusquer, démasquer ce qui cherche à l'entraîner ailleurs, à l'enfermer, à le limiter. Être au monde ne peut se faire que dans l'humilité, sans juger, sans jauger, sans vomir les ignominies de ce monde tout en en jouissant, sans en critiquer le fonctionnement tout en s'en servant, position intenable et parfaitement commune. L'artiste ne peut être que hors du commun, il devrait être dans l'extra-ordinaire du non assujetti à, du non redevable. Là est la liberté totale de l'artiste. Non pas celle de tout dire, tout faire, et souvent n'importe quoi, depuis un point de vue décentré mais au contraire depuis le centre parfait où plus rien n'empêche...


Septembre 2012



L'enfance de l'art

Le langage nous occupe par tout le corps ; nous ne savons pas même où ; ni pourquoi. Pourtant, il nous occupe par tout le corps et nous délie dans un mouvement incessant parfois silencieux, parfois invisible... Qu'avons-nous donc de si urgent à dire ? Nous pouvons passer un temps fou à chercher, à croire, à vouloir ; pourtant, il ne s'agit pas de cela, mais peut-être de retrouver d'où je parle, de quel endroit ça parle ; de retrouver les traces de cet endroit absolu, vital ; le lieu même du langage. Parfois, nous le reconnaissons, étonnés, touchés, incrédules, la plupart du temps nous l'ignorons. Souvent, c'est l'oeuvre d'art qui nous en dit quelque chose, message fragmenté, à peine esquissé, difficile à reconnaître. Mais s'il nous bouleverse, c'est bien parce que ce lieu ne nous est pas étranger, nous l'avons habité, il y a longtemps, nous y avons passé notre enfance. Il n'existe pourtant sur aucune carte, ne se situe sur aucune échelle de temps, ne porte aucun nom et semble n'avoir laissé que de rares traces dans nos mémoires. Alors quoi ? L'art nous occupe depuis tant de temps, serait-ce simplement pour retrouver l'ombre de nos regards d'enfants ? Accéder de nouveau à ces instants où le monde ne nous était pas étranger ? Ne serait-ce que nostalgie, quête impossible éclairant encore nos visages de vieil enfant déraciné ? Voilà une croyance tenace. Ce qui nous manque, ce n'est pas notre âge de marmot impatient aux genoux étoilés, ce qui nous manque c'est une façon d'être au monde, d'abandonner et de se laisser faire ; par le temps, le vent, le langage de toute chose, s'ouvrir, notre pesanteur disséquée et disloquée. Souvent, nous cherchons passage comme au travers un dédale de roches hautes et serrées quand il suffit de se faire petit et léger, invisible à toute idée, souvent, un langage surgit dans le geste, discret, inaudible, cheminant en nous sans rien en dire, nous habitant comme habitent les esprits, souvent encore, il nous laisse dans un état de silence absolu, comme pour mieux recevoir ce qui se dit autrement, depuis un endroit que nous ne savons nommer ; le langage est ainsi, lorsqu'il se fait hurlement, c'est pour se faire entendre de qui ne veut rien savoir. Le langage ne nous fait jamais défaut. Lorsque nous faisons silence, ce sont les arbres qui murmurent...
Serait-il temps pour nous de revenir à l'enfance de l'art... ?


Mars 2012